Une société ne peut fonctionner avec la croissance économique pour seul indicateur.

La situation de l’emploi et les crispations sociales obligent à opérer des choix radicaux. Pour sortir de la crise, le secrétaire général de la CFDT appelle à agir vite et penser loin. Interview.

Cette rentrée sociale s’inscrit dans un contexte inédit. Comment l’abordes-tu ?

On savait que la rentrée serait difficile. Elle est en fait chargée d’incertitudes, concernant le rebond de la crise sanitaire, notre retour au travail dans des conditions particulières, ce que sera la situation de l’emploi dans une semaine ou un mois. On frôle les 400 plans sociaux, et les annonces qui se succèdent (Airbus, Bridgestone, Alinéa…) ne sont que la face émergée de l’iceberg. Derrière, il y a des milliers de sous-traitants qui sont menacés. Ces incertitudes pèsent lourdement sur le climat social et sur notre capacité collective à gérer l’urgence. Notre modèle social fait que l’État a eu les moyens d’intervenir rapidement, en activant le chômage partiel, en aidant les entreprises – ce qui a permis d’amortir le choc. Mais le plus dur arrive. Et il n’y a qu’une manière d’agir : c’est de mettre les choses sur la table. C’est ce que l’on a encore beaucoup de mal à faire dans ce pays.

Dans ton livre Sortir de la crise, tu appelles à « agir vite » et à « penser loin » en se fixant des grandes priorités pour l’avenir. Le plan de relance répond-il à ce double défi ?

Il coche un certain nombre de cases sur le soutien à l’économie et, dans une moindre mesure, à l’emploi. Il faut être réaliste : on ne peut pas être contre les aides aux entreprises dans un certain nombre de secteurs si on veut que l’économie reparte. Sur la question écologique, il impulse une dynamique. Mettre 10 milliards d’euros dans la rénovation énergétique des logements et les mobilités douces (avec la modernisation du ferroviaire), ce n’est pas rien. Mais une société ne peut fonctionner avec la croissance économique pour seul indicateur. Dans un pays qui compte plus de 10 millions de personnes en situation de pauvreté, ce n’est pas tenable ! Il faut ajouter un soutien à la demande en direction des ménages les plus modestes, avec la mise en place d’un chèque relance – et ne pas oublier les jeunes, premiers touchés par la crise.

Il faut aussi que les entreprises acceptent, en contrepartie des aides qui leur sont versées, de discuter de la répartition de la richesse et d’une gouvernance qui laisse toute sa place aux représentants des salariés. La CFDT demande un avis conforme du comité social et économique quant à l’utilisation des aides versées aux entreprises. C’est l’essence même de ce que doit être un dialogue social constructif. 

le gouvernement ne peut pas inciter les entreprises à négocier des accords d’activité partielle de longue durée et, dans le même temps, freiner toute velléité de dialogue social en favorisant la décision unilatérale de l’employeur

Existe-t-il un double discours du gouvernement à propos du dialogue social ?

Ce qui est sûr, c’est que le gouvernement ne peut pas inciter les entreprises à négocier des accords d’activité partielle de longue durée et, dans le même temps, freiner toute velléité de dialogue social en favorisant la décision unilatérale de l’employeur. Écrire dans un décret que les entreprises pourront ne pas rembourser les aides versées si la situation est dégradée est totalement absurde ! Au-delà de l’effet d’aubaine, le risque de frilosité quand il s’agit de s’engager dans des accords est réel. Il faut laisser les équipes négocier des accords là où il y a des problèmes durables d’activité, pour obtenir des dispositifs de formation et maintenir l’emploi et les compétences partout où cela est possible.

Les soignants ont été applaudis pendant le confinement. Derrière, la crise a également mis en lumière les salariés en première ligne, dont les métiers sont peu reconnus. Ce sont les oubliés de la relance ?

Il aurait dû y avoir une marque de reconnaissance, d’une manière ou d’une autre, pour tous ces travailleurs dont de nombreux travailleurs pauvres. Ce n’est pas le cas, et je le déplore profondément. Les soignants ont obtenu avec le Ségur des avancées qui sont palpables. Les autres travailleurs en première ligne – je pense aux transports, aux commerces, à la gestion des déchets… – peuvent légitimement avoir le sentiment qu’on se fout de leur gueule. Si on ajoute à cela une forme de trahison de la parole publique concernant le décret de reconnaissance de la Covid-19 en maladie professionnelle, et le rétablissement du jour de carence pour les fonctionnaires… On a là tous les ingrédients d’une fracturation durable de la société. On ne peut pas se le permettre.

Justement, dans la période, certains espéraient un front syndical uni. La CFDT fait le choix d’une mobilisation de rentrée en proximité. Pourquoi ?

Compte tenu du contexte et de la diversité des situations, les revendications à porter sont plus dans les entreprises qu’à l’échelle nationale. Cela ne veut pas dire que l’on met de côté notre capacité d’indignation. Mais l’indignation, les salariés ne nous ont pas attendus pour l’exprimer dans les boîtes. Demandez donc aux salariés de AAA [une entreprise du secteur de l’aéronautique] qui étaient en grève pour réclamer la négociation d’un accord APLD ou aux militants d’Auchan, qui demandent des reclassements à l’intérieur du groupe plutôt qu’un plan de licenciements… Avoir une seule revendication dans la période, c’est impossible. En cette rentrée, c’est notre utilité aux travailleurs qui est interrogée. C’est ce qui a guidé notre choix d’ouvrir les 500 points contact sur tout le territoire, y compris dans des lieux où on ne nous attend pas. Et à ceux qui s’interrogent encore sur l’utilité d’une organisation syndicale, on leur propose de venir découvrir pendant trois mois les outils et les accompagnements qu’offre la CFDT avec une adhésion découverte.

L’objectif des 10 % n’est jamais très loin… Où en est-on ?

Il faut poursuivre et sans doute se mettre un coup de pied aux fesses. On l’a vu pendant le confinement : les salariés, les agents mais aussi les indépendants ont toujours besoin de collectif. Il n’y aurait rien de pire que de voir la crise sanitaire nous conduire vers une forme d’individualisme et de repli sur soi. Les militants doivent savoir que l’organisation est là. Mais, par pitié, ne laissons pas se déliter l’action collective !

Il faut réinterroger le temps de travail et cesser de le penser de manière hebdomadaire ou mensuelle

La priorité des militants en cette rentrée reste la situation de l’emploi. Comment les accompagner ?

On ne va pas se le cacher, les équipes vont être soumises à de fortes pressions en matière d’emploi, de travail, voire de reconnaissance des salariés dans les secteurs qui se portent mieux économiquement. Il n’y aura pas deux situations semblables. L’échange de pratiques (grâce au dispositif Accompagnement, Ressources, Conseil) tout comme le rôle des accompagnants, de plus en plus nombreux, vont être extrêmement importants. Avec la crise, l’action syndicale s’est aussi beaucoup digitalisée, ce qui nous pousse à réinventer nos pratiques, nos modes d’accompagnement. Il nous faudra sans doute travailler à un plan de relance interne de notre action collective. Mais nos priorités absolues dans la période restent le soutien aux équipes et aux travailleurs afin de leur apporter des réponses.

La crise a totalement bouleversé notre rapport au travail. Le travail tel qu’on le conçoit aujourd’hui doit-il être repensé ?

Il faut réinterroger le temps de travail et cesser de le penser de manière hebdomadaire ou mensuelle. À l’offensive idéologique du patronat, qui voudrait allonger le temps de travail, nous opposons notre « banque des temps », un dispositif abondé par la collectivité et les entreprises qui permet une meilleure articulation entre temps de vie personnelle et professionnelle. Concrètement, durant sa carrière, chacun pourrait avoir un temps de respiration, pour se consacrer à un projet personnel ou donner du temps à une association. Pour que le travail soit un facteur d’émancipation et de bien-être, il faut du lien social. Le travail, c’est de la coopération et de la compétence collective.

L’explosion du télétravail ne tend-il pas à démontrer l’inverse ?

L’avenir, ce n’est pas de travailler chacun dans son coin. On a besoin d’interactions. Le télétravail est une bonne formule d’organisation du travail. Mais il doit être encadré par des accords d’entreprise. Il y a un certain nombre de sujets qui doivent être traités par les partenaires sociaux : charge de travail, rapport au management, aménagement des postes… Le Medef est ultrarésistant sur ce sujet. S’il reste figé, nous demanderons au gouvernement de réglementer le télétravail.

En Europe, les frontières ont été fermées les unes après les autres, et les dissensions entre les États membres de l’Union ont fait craindre le pire aux europhiles. Puis un plan de relance de 750 milliards a été annoncé. L’Europe a-t-elle grandi ?

J’avais dit en mars que l’Europe était à la croisée des chemins. Aujourd’hui, elle est engagée dans la bonne voie. Avec le plan de relance et le dispositif de chômage partiel SURE [Support to mitigate Unemployment Risks in an Emergency], il y a du positif. C’est bien mais on ne doit pas se raconter d’histoires ; là encore, les dimensions sociale et écologique sont trop peu présentes. Ce plan de relance va être un vrai combat, et un enjeu pour le syndicalisme européen. À nous maintenant d’agir auprès des chefs d’État et des dirigeants européens pour faire entendre la voix des travailleurs.

Alors que l’Allemagne prévoit d’accueillir 1 500 migrants, la France, elle, se dit prête à en recevoir seulement une centaine. La France n’est pas à la hauteur

C’est l’objet de l’appel de la Confédération européenne des syndicats ?

La CES a voté en faveur de l’instauration d’un salaire minimum partout en Europe. Elle demande à la Commission européenne de voter une directive qui préserve les régimes sociaux tout en réduisant les inégalités entre les travailleurs européens. C’est aussi ça, l’esprit fondateur de l’Europe !

L’incendie du camp de migrants de Lesbos a suscité de vives réactions en Europe. Les États, la France en particulier, sont-ils à la hauteur ?

Ce qui se passe en Grèce et tous les jours en Méditerranée est dramatique. J’ai l’impression de revivre la crise migratoire de 2015. Alors que l’Allemagne prévoit d’accueillir 1 500 migrants, la France, elle, se dit prête à en recevoir seulement une centaine. La France n’est pas à la hauteur. C’est un sujet ou l’opinion publique est sûrement plus du côté de ceux qui disent qu’il ne faut rien faire que de celui de la CFDT. On ne renoncera pas à nos valeurs pour autant. L’évolution du règlement de Dublin [qui prévoit que l’examen de la demande d’asile revient au premier pays d’arrivée d’un migrant en Europe], évoquée par Ursula von der Leyen, est une bonne chose mais il faut aller au-delà. Les pays les plus humanistes doivent accueillir. Certains ne le feront pas mais si la France ne le fait pas, ce sera un scandale.

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Anonyme
Anonyme
3 années il y a

Il faut arrêter de donner des aides sans contrepartie. Des aides pour ceux qui travaillent oui mais pas pour ceux qui profite du système.

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